L’oeuvre de Didier Savard s’inscrit résolument dans le courant de la ligne claire mais ne le suit pas servilement.
Comme d’autres émules épris de liberté tels Floc’h ou Chaland, Savard s’ėmancipe des fondateurs de cette école, prends des libertés avec les codes du genre et s’engage sur sa propre voie.
Pourtant Savard n’aura de cesse tout au long de son oeuvre de rappeler son attachement filial à ses illustres aînés, au premier rang desquels figure Hergé.
Dans les aventures de Dick Hérisson, les hommages à Hergé sont nombreux, tantôt démonstratifs avec un clin d’oeil furtif et appuyé, parfois plus subtils et élaborés comme dans le cas présent.
La troisième aventure, L’opėra maudit, commence par une scène de sauvetage de la noyade du capitaine par Dick Hérisson après que son bateau ait sombré, dont le déroulement s’apparente au sauvetage de Tchang par Tintin dans Le lotus bleu, une planche-culte de l’histoire de la BD.
Savard entame sa planche comme Hergé avait ouvert la scène, un basculement dans l’élément liquide consécutif à une catastrophe.
La gîte brutale du bateau fait ici écho à la ligne de chemin de fer affaissée dans le fleuve qui s’apparente à un toboggan vers le grand plongeon.
Le mimétisme est entretenu dans la case suivante. Après être tombé à l’eau, la ligne de rochers derrière DH est découpée comme les collines derrière Tintin.
Ensuite, la séquence du sauvetage est construite en une succession de plans le plus souvent rapprochés, tantôt larges, qui est découpée exactement à l’identique d’Hergé sauf que Savard réinterprète la scène en la transposant en mer au lieu d’un fleuve en crue, et en changeant tantôt l’angle de vue ou la focale du plan, tantôt la posture des personnages.
Savard reprend exactement la structure narrative d’Hergé qui est construite méthodiquement en une alternance de strips de plans rapprochés (une bande pour la scène du repêchage et une autre pour celle des premiers soins prodigués sur le rivage) articulés autour d’une case panoramique (élargie mais de hauteur normale chez Hergé, de grand format chez Savard) au moment précis où le sauveteur extrait des flots la victime pour la déposer sur le rivage.

La planche-montage ci-dessus met bien en évidence la similitude des cases en plan serré de Savard avec celles de son prédécesseur.
On notera toutefois une différence importante: l’abondance de détails chez Hergé, les multiples détritus qui sont charriés par le courant, alors que Savard expurge son graphisme de ce genre d’encombrants, se montrant finalement plus radicalement ligne claire que le maître!
La case panoramique dégage également une forte impression de ressemblance mais l’analogie est moins évidente, plus complexe à établir et appelle un focus.

L’architecture de la case de Savard reprend la structure d’Hergė.
Les lignes de forces sont identiques sauf que Savard bouleverse quelque composantes de l’image.
La mer se substitue au fleuve tout en occupant exactement le même plan géomėtrique.
En arrière-plan, les collines chinoises d’Hergé font place à un manteau brumeux qui masque l’horizon et dessine sur la mer une démarcation virtuelle au même emplacement dans les deux cases.
Au premier plan, un banc de rochers oblique recrée l’effet visuel des berges du fleuve chinois et le bord de plage reprend la ligne virtuelle passant par milou… le quadrillage est en place!
La prouesse graphique de Savard est de l’ordre de la persistance rétinienne ou de l’image subliminale.
Il parvient à projeter une image rémanente d’un paysage idéalisé et pourtant totalement différent du sien dans le champ de vision du lecteur. Le fleuve chinois en crue d’Hergé apparaît en surimpression de la calanque méditerranéenne de Savard… l’illusion fonctionne à merveille!
En revanche, autant l’architecture du paysage de Savard s’inscrit dans la construction d’Hergé pour lui rendre hommage, autant sa composante humaine cherche intentionnellement le contre-pied pour marquer son propre territoire narratif.
Alors que Tintin porte dans ses bras le corps inanimé de Tchang dans un élan pathétique, Dick Hérisson traine plus prosaïquement le capitaine estourbi hors de l’eau. C’est une autre tragédie.
Autre changement significatif, l’inversion du mouvement. Tintin marche vers la gauche de l’image alors que DH se dirige vers la droite.
Enfin, la place occupée par les protagonistes dans l’image est radicalement différente. Tintin et Tchang sont le motif principal centré dans l’image alors que les personnages de Savard sont ramenés à des proportions modestes et déportés dans l’image. Il y a un changement d’échelle et de placement de l’homme dans l’environnement et face aux éléments déchaînés.
Dernière spéculation audacieuse, Savard aurait placé dans l’image son duo de naufragés à l’emplacement du gros tronc dessiné par Hergé par souci d’analogie visuelle avec pour conséquence de libérer le centre de l’image comme pour s’affranchir du maître par le vide… une vue de l’esprit probablement… sauf que Savard est un illusionniste qui aime jouer des tours de passe-passe avec les malles à tiroirs que sont ses cases.
Dans cette grande case, Savard prend un malin plaisir à mettre en abyme l’oeuvre d’Hergé en citant une autre scène mythique extraite cette fois du Crabe aux pinces d’or quand Tintin et le capitaine Haddock marchent sous un soleil accablant pour échapper au désert.
L’analogie est manifeste: Dick Hérisson porte ã l’épaule le capitaine naufragé, exactement comme Tintin prend en charge le capitaine Haddock, tout en déployant d’importants efforts qui dispersent de grosses gouttes de sueur alentour.

La référence est facétieuse car elle installe tout un jeu d’analogies et de contraires chromatiques et symboliques:
– Le sable, tantôt piège désertique, tantôt rivage de salut.
– L’eau, tantôt réserve vitale quand elle est contenue dans la gourde, tantôt masse liquide dans laquelle se noyer.
– Les dunes de sable au loin évoquant les vagues et plus encore les brumes ondulantes jusque dans la palette chromatique.
Toujours est-il que l’oeuvre de Savard revisitée sous cet angle est un jeu passionnant de construction-déconstruction des chefs d’oeuvres de la BD révélateur du talent protéiforme de notre auteur favori.
Mise à jour d’un article publié initialement en juillet 2020 dans le groupe facebook Didier Savard & Dick Hérisson… la conspiration des passionnés !
Pour prolonger cette problématique, nous vous conseillons l’excellent article de Nocolas Tellop publié en mars 2013 ici:
http://neuviemeart.citebd.org/spip.php?article576
http://loeilprivebd.blogspot.com/2013/03/a-la-loupe-dick-herisson-lopera-maudit.html